Le 20 août 1955, Zighoud crée l’histoire Novembre en plein jour ! par ‘Abdel’alim Medjaoui
« Bonnes pages » de mon essai N’est-il d’histoire que blanche ?, t. 2, La Renaissance (en préparation), pp. 298-311.
C’est en l’honneur de cet événement que l’on a donné son nom au « stade municipal » d’Alger (Ruisseau-Belcourt). Voilà la lecture que j’en fais :
[…] Un autre côté informatif de la mission [de Saad Dahleb en zone 2] « fit l’objet d’un reportage intitulé « Je reviens du maquis » et publié […] dans Résistance algérienne qui paraissait en 1956 au Maroc […] Outre l’organisation, la force et la détermination de l’ALN, je rapportais comme preuve du haut moral et de la confiance en soi de nos moudjahidine, un match de football auquel j’avais assisté à la wilaya 2 au douar Beni Sbih… »[1]
– Dahleb a été impressionné par sa visite en zone 2 :
– Il ne peut, en effet, s’empêcher de l’avouer : « J’avais conscience d’avoir vécu quelques beaux jours auprès de vrais moudjahidine et d’avoir côtoyé un vrai chef ». (Ibid.) Sans doute, ignorait-il ce que cette force et cette détermination de l’ALN, là-bas, devaient à l’héroïque 20 août 1955 et au chef politique qui l’a organisé ?
– Qu’est-ce que ce 20 août 1955, quelle est sa signification ?
– La plupart des analystes de l’événement concluent qu’il y a un avant et un après 20 août 1955 !
– C’est ce qu’affirme Courrière dans son livre La Guerre d’Algérie[2]…
– Entre autres. Oui… Et il décrit avec son talent imaginatif les faits et les hommes mêlés à l’événement, sur la base du dossier[3] les concernant collationné dans les archives du SHAT[4]…
Essayons de résumer sa version du 20 août :
– Les autorités coloniales décident d’empêcher l’extension de la rébellion au Nord-Constantinois. C’est le sens des ordres de Cherrière, « très vagues sur le papier… », mais « redoutables sur le terrain », où s’illustre Ducournau. « La répression change très vite de caractère ». On n’arrête plus de ci le là. On « ratisse », on tue « à vue les civils » tous « complices », on incendie « les habitations et, surtout on atteint la dignité des hommes à travers leurs femmes… les viols sont systématiques… » D’où des protestations de « certains appelés contre les méthodes employées ». Mais, susurre Courrière, « la terreur paye » !
– De ce fait, dit-il, Zighoud, qui a pris la suite de Didouche, est « dans une situation désespérée ». Pourchassés par l’armée, ses hommes ne trouvent plus de soutien auprès du peuple, qui est lui-même « démoralisé », qui « comprend qu’on l’entraîne vers une aventure tragique ». Ce qui le pousse à « mettre sur pied et déclencher l’opération effroyable du 20 août… », « une des plus terribles », « des plus horribles » – de la guerre – « le massacre aveugle » !
Courrière décrit ce « massacre » et son auteur : d’un côté, « le brouhaha coloré et bon enfant de toutes les villes méditerranéennes… on est heureux… », et soudain, de l’autre côté, « les Arabes… ils sont là. Déchaînés… Hurlant une haine trop longtemps ravalée […] une marée humaine, un flot dévastateur… la foule injuste, brutale, odieuse… une marée soigneusement endiguée par les hommes de l’ALN… » « le géant » dont « le pied vient écraser la paisible fourmilière »… en un mot, « C’est la marée musulmane face à l’Européen… » !
Heureusement, semble-t-il dire, « la contre-attaque ne tarde pas… la police et les paras tirent sur les rebelles… »
Il n’en reste pas moins qu’au-delà de cette intervention, Courrière conclut son tableau ainsi : « Les Européens tombent sous les balles, sous les coups de couteau, de rasoir. C’est le déchaînement bestial » !
– Il s’est surpassé là, M. Courrière !
– Oh oui ! Il pose – à travers le seul petit exemple de Skikda-Philippeville dans ce Nord-Constantinois – le problème colonial algérien dans son ensemble et dans sa véritable dimension. Il trace la frontière entre la population indigène dont il conclut le tableau qu’il en a croqué par : « la terreur paye », et la ville méditerranéenne dont le charme est soudain rompu par l’agression « musulmane », en hordes hurlantes et assassines… ce qu’il résume par la formule choc : « C’est la marée musulmane face à l’Européen… » Et c’est le sens qu’en tant qu’Européen, il donne à la sentence : il y a un avant et un après 20 août 1955 !
Mais il ne semble pas discerner que la menace qui pèse sur l’européenne « Algérie française » ne vient pas tant de l’agressivité « musulmane », que de l’excessive fragilité de son existence, du fait de devoir son aléatoire survie à la mise en œuvre, pendant plus d’un siècle et quart d’occupation coloniale, d’une législation extrême telle que le code de l’indigénat et son principe de « responsabilité collective », celle-là même qui a permis de l’installer par le fer et le sang, et que vient de remettre en vigueur Cherrière ! Quant à son émule « musulmane », son exigence que le colonisateur renonce à soutenir l’insupportable construction raciste de « l’Algérie française », se revendique d’une démocratique cohabitation citoyenne[5] de tous les habitants du pays sans distinction de race ou de religion…
D’une autre facture est l’étude de « l’insurrection du 20 août 1955 dans le Nord-Constantinois »[6] de Charles-Robert Ageron. L’historien anticolonialiste en fait une analyse fouillée pour en tirer le sens, qu’il résume par le sous-titre « De la résistance armée à la guerre du peuple ».
Il en étudie les prémisses : atmosphère de « complicité… dans les populations… ; la flambée soudaine d’actions » dans la région… ; la réaction de fermeté extrême du commandement… qui ne peut prévenir l’« opération d’envergure » du 20 août, « une offensive menée par tout le peuple contre les Européens »… dont il discute les différentes versions de l’objectif poursuivi… ; il passe en revue les « « événements » des 20 et 21 août… » et leur répression du 20 au 26 août… dénoncée par les « élus algériens », pour son caractère « collecti(f), impitoyable » et sa démesure… et dont il regrette que l’historien qu’il est, ne puisse « se résoudre à dire que le chiffre de (ses) victimes algériennes doit être compris entre 1200 et 12 000 », contre 123 morts et 223 Européens civils, et 31 tués et 125 blessés chez les militaires…
– Une analyse moins « européenne » que celle de Courrière ?
– C’est en tout cas un exposé académique quasi exhaustif et porteur de sens, profondément révélateur des sentiments anticolonialistes de l’auteur, non seulement dans sa façon de dire les choses mais également dans le contenu de ces choses ainsi dites.
En bon historien, il ne porte pas de jugement personnel, mais informe son lecteur des jugements sévères portés par les protagonistes – y compris parmi les chefs militaires – sur la répression mise en œuvre… dont il constate les conséquences comme suit : « La stratégie de Zighout (sic), qui visait essentiellement à creuser le fossé entre les populations européenne et algérienne et à obliger les hésitants à se rallier au FLN, fut politiquement payante. Le commandement français tomba dans le piège qui lui était tendu en recourant à une répression massive. »
Il récuse les critiques politiques de cette action de Zighoud portées par ses émules (Chihani ?, la Soummam) ou celle contestant ses gains en armement… Sur ce plan, il met en contradiction les dires d’un officier parlant d’armes plutôt récupérées chez les insurgés et ceux de « l’autorité militaire » informant « qu’en novembre le nombre des fellaga du Nord-Constantinois serait passé à 700… », pour poser la question logique : « Comment s’étaient-ils armés ? »[7]
Mais ce qui l’a le plus affecté dans cet épisode pour lui décisif, c’est la conclusion tirée, « sans ambages » par les « élus, le 26 septembre : « La politique dite d’intégration qui n’a jamais été sincèrement appliquée est actuellement dépassée. L’immense majorité des populations est présentement acquise à l’idée nationale » ». Et il précise : « L’explication de ce retournement de la majorité des élus pro-français devait être donnée à la Chambre des députés le 11 octobre par le Dr Ben Djelloul et le député socialiste Ben Bahmed : « la répression a été menée de telle façon que nos populations musulmanes n’arrivent plus à se reconnaître comme françaises » ».
– On sent le Pr Ageron très affecté par l’événement…
– C’est que pour lui, le « parti colonial » vient, par sa réponse extrême, de donner au nationalisme l’occasion rêvée le mettant en état d’effacer tout ce qu’a fait la « France coloniale » – en conformité avec son devoir de nation avancée – pour amener sa colonie retardataire à la modernité et la faire profiter des valeurs républicaines. Il est là fidèle à sa thèse développée dans son livre France coloniale ou parti colonial ? (PUF,1978). Avec, on peut facilement l’imaginer, un sentiment d’impuissance… C’est là le sens qu’il donne à la formule : il y a un avant et un après 20 août 1955… Voilà un texte qu’il écrit en 1997 et où il continue de ruminer ses regrets de voir l’Algérie évoluer autrement qu’il l’aurait voulu…
– Lui non plus n’est pas convaincu par la qualité de la nationalité algérienne dont s’est satisfait J. Chevallier…
– Certainement… Mais il faut dire qu’il a l’exemple de ceux des Algériens qui, après l’indépendance ont embrassé la citoyenneté française… Mais c’est là une autre histoire…
– Revenons à ce que nous pouvons dire, nous, du 20 août 1955.
– C’est en effet, un événement marquant. Novembre n’avait pas terminé son dixième mois que Zighoud et sa zone décident de le rappeler à l’opinion. Et de quelle manière !
Si Novembre s’est annoncé à la pointe de l’aube, Août s’affirme en plein midi ! Novembre était le fait de militants lançant le mouvement de libération. Août est celui d’une Armée de libération en développement que ne peuvent empêcher les forces de Ducournau même cornaquées par l’officier-« nettoyeur »[8] en charge de la région. De plus, cette ALN vient accompagnée du peuple qui la nourrit en hommes et la soutient sur tous les plans et au nom de qui et pour la libération duquel elle combat. Un peuple qui n’a pas oublié le drame dont il a été victime, là, il y a dix ans à peine, et qui sait donc ce qui l’attend pour cet engagement politique et physique vital. Mais il tient à être là, dans ce défi conscient, parce que c’est sa cause, sa libération qui est en jeu…
– Y a-t-il, de la part de Zighoud, radicalisation par rapport à Novembre, comme l’affirme le Pr Ageron ?
– Nous ne le pensons pas. Il y a tout au plus actualisation. Croyant pouvoir opposer Novembre et son « offre de paix » à un Zighoud déclarant la guerre aux Européens, civils comme militaires, pour couper définitivement les ponts, Ageron omet que c’est la France coloniale qui opte pour une « savage » réponse guerrière à une ouverture politique civilisée réglée sur les changements dans le monde.
Cette réplique avait déjà fait des pertes parmi ceux des « 22 » hommes de Novembre impliqués dans l’engagement dans la zone. Après le défaut […] des quatre responsables de Constantine court-circuités pour leurs hésitations[9], la zone a encore perdu au champ d’honneur un des adjoints, Badji, de son chef Didouche, puis de ce dernier lui-même.
Le général Cherrière vient de confirmer la résolution guerrière de son gouvernement en revivifiant le principe « bugeauldien » de la « responsabilité collective » des indigènes inscrit dans le code qui les régit toujours. Zighoud a senti le besoin et le devoir de ne pas laisser la résistance sans réaction à ce durcissement de la répression. Mais il a voulu donner une leçon de pédagogie révolutionnaire pour bien expliciter Novembre.
L’initiative des hommes de Novembre s’est produite à l’aube, pour marquer la solennité de l’ère nouvelle, celle du moment de la renaissance moderne et de l’affirmation de l’Algérie éternelle, sur la base de son offre de paix. Pour donner le coup d’envoi à la tâche de libération, la « phase finale de réalisation » du fruit des « décennies de lutte » du Mouvement national. Pour confirmer que « le peuple est uni » derrière cette tâche et que « le climat de détente internationale est favorable pour » sa mise en œuvre, comme l’affirme la Proclamation du 1er novembre 1954..
Partie prenante, avec sa zone, de ce grand rétablissement annoncé, Zighoud donne, en ce 20 août 1955, une leçon de choses : il traduit dans la réalité de la zone le diagnostic de la Proclamation, et montre que ce qui y a été énoncé n’est pas une construction basée sur les élucubrations de pseudo-intellectuels. Ce « peuple uni » exprimant sa volonté de libérer le pays et son humanité, Zighoud va le conduire sur le terrain pour la concrétiser.
– Comment s’y prend-il et que vise-t-il ?
– En prenant possession de cette portion du pays où il vit et qu’il revendique comme sienne ; c’est-à-dire en investissant le centre des agglomérations où s’exerce l’autorité légitime, pour affirmer la sienne et délégitimer celle de l’occupant… Et ce n’est pas une occupation clandestine, faite au moment où les autorités coloniales dorment, même si elles ne le font que d’un œil. Elle se fait au grand jour, en pleine matinée ou à midi ! Le choix de la date, « celle du deuxième anniversaire de la déposition du sultan du Maroc » inscrit « la résistance algérienne dans un contexte anticolonialiste aux dimensions de l’Afrique et du monde », précise Claire Mauss-Copeaux[10], qui voit là « une constante chez Zighoud » ; il fait intervenir le peuple du Constantinois pour affirmer « que la guerre lancée le 1er novembre 1954 en Algérie ne se réduit pas à un problème de politique intérieure comme le prétendent les autorités françaises. Elle s’inscrit dans un contexte international et doit être discuté à l’ONU… ».
Zighoud avait déjà organisé un noyau solide d’ALN dans sa zone : les volontaires ne manquaient pas ; mais il a fallu racler tous les fonds des plus pauvres cahutes pour ramasser de quoi armer quelques unités qui servent de fer de lance dans l’action des 20 et 21 août… Et qui sont accompagnées de ceux (et celles) armés de n’importe quel outil (gourdin, pelle, pioche, couteau…) plus ou moins efficace pour participer à l’action et si possible récupérer une arme chez l’ennemi, ou simplement de leur simple ardeur patriotique… comme par exemple ces femmes nombreuses – sans doute pas une première dans la résistance séculaire de notre peuple ! – faisant résonner leurs « terribles » you-you pour enhardir ce petit échantillon d’ALN que Courrière ne lésine pas, on l’a vu plus haut, à comparer à un « géant… ».
Zighoud expose par là, à la loyale, un tableau de l’Algérie qui a apostrophé l’occupant colonial à l’aube du 1er novembre passé. Il présente – dans le cadre de la zone dont il assure la direction – l’entité qui la représente, l’ALN, colonne vertébrale de l’État national sur la renaissance duquel veille un peuple décidé à réinstaller sa légitimité historique sur le pays.
– C’est là un fait inédit…
– Tu as raison. C’est le fruit de « l’évolution du monde », comme dirait J. Berque ou… de Gaulle, c’est une entreprise originale mûrement réfléchie qui explicite l’action initiée le 1er Novembre. Zighoud l’expose et lui donne corps en y conduisant un « peuple uni » – et ce n’est pas là une formule de propagande[11] – derrière son armée qui constitue son État…
-
Stora, comparant les actions du 1er Novembre et celles du 20 août, dit que si le peuple était absent des premières, c’est spontanément qu’il s’est lancé dans les secondes. Mais en réalité la « spontanéité » est allée au plan mûrement réfléchi du chef politique… porteur d’une volonté, plus, d’une certitude de vaincre…